Au-delà de la dystopie, quand l’Art rencontre l’algorithme.

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La rédaction culturelle : qu’est-ce que c’est ?

Musique, mode, peinture, cinéma ou littérature, les exemples de créations générées en tout ou en partie par les dernières lignées d’algorithmes ne manquent pas. Plus ou moins concluantes d’un point de vue artistique, elles n’en imitent pas moins l’homme à la perfection, ce qui réveille parfois un certain engouement pour la « cyberphobie ». Pourtant, plutôt que de se demander si la fin de l’humanité est à nos portes, de nombreux artistes poussent le débat un octet plus loin. Petit panorama non-exhaustif de la créativité à l’heure des Big Datas.

En mai 2016 est présenté au 48 hours challenge du festival Sci-Fi de Londres, le film SUNSPRING, un court-métrage de 8 minutes dont le script, les répliques et la musique ont entièrement été écrits par une intelligence artificielle. Celle-ci, nommée Benjamin, a été conçue par le réalisateur Oscar Sharp et le scientifique Ross Goodwin dans le but de produire un scénario après en avoir intégré des dizaines d’autres en format .txt. Etranges, absurdes même, didascalies et dialogues générés par Benjamin dégagent un fameux parfum d’onirisme, parfois proche du cauchemar. En effet, Benjamin ne crée pas de sens, du moins pas volontairement ; il propose du texte grammaticalement correct, dans un style qui ressemble à ce dont il a été nourri. C’est ensuite au réalisateur, aux interprètes, à l’équipe entière, de travailler à partir de là, dans une dynamique assez significative d’un premier mode de collaboration possible entre humains et logiciels.

Machines-outils et cyber-muse

Jérémy Fournié est plasticien et assistant de l’atelier Art dans l’Espace public de l’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles. Selon lui, les technologies d’intelligence artificielle, qui existent depuis bien longtemps n’ont, a priori, rien à voir avec l’Art… Il ajoute : L’Art, c’est produire une question, puis produire une réponse à cette question. L’IA ne crée aucun questionnement, tout au plus peut-elle répondre, comme technique, à une problématique. Sans cela, l’IA, pour l’artiste, c’est comme la foreuse !

C’est donc de la place de l’instrument dans le processus de création dont il est ici question, et l’intérêt de travailler avec la machine réside entièrement dans ce que l’on en fait, dans le but poursuivi. L’artiste est aux commandes, libre à lui d’utiliser les outils de son choix afin de mener sa recherche, voire de la contraindre – à l’instar des artistes oulipiens qui s’imposaient des règles très strictes afin de libérer leur potentiel créatif.

Ainsi, en 1967 déjà, l’artiste New-Yorkaise Alison Knowles, membre de Fluxus[1], concevait un programme capable de produire presque indéfiniment des quatrains poétiques. Décrivant d’innombrables maisons, chaque quatrain évoquait différents matériaux, certains types d’habitants, diverses sources lumineuses. Nommé « The house of dust », ce projet va finalement se concrétiser dans la construction de l’une des maisons décrites par le logiciel, grâce à une bourse de la fondation Guggenheim. Dans cette maison, Knowles enseignera durant deux ans, invitant des artistes à interagir avec sa structure en créant de nouvelles œuvres.  Cinquante ans plus tard, ce projet est encore régulièrement au centre de diverses recherches artistiques, comme ce fut le cas à la James Gallery de New-York en 2016, ou au CNEAI, centre d’art contemporain basé à Pantin en 2017… le moins que l’on puisse en dire, c’est que cette foreuse-là aura fait son trou.

Absolument contemporaine cette fois, et résolument rendue possible par les avancées en matière d’intelligence artificielle, la recherche que mène Mario Klingemann inverse quant à elle le rapport entre le créateur et son outil. Klingemann, qui a travaillé pour le Google Cultural Institute à Paris, nomme « neurographie » son processus de travail : il utilise la technique dite des réseaux adversatifs génératifs pour engendrer des images singulières à partir d’un corpus de photographies, de vidéos ou de dessins. Avec ces systèmes génératifs, la machine est capable de combler les vides, d’inventer ce qui manque.  Dans la performance nommée My Artificial Muse présentée durant trois jours au dernier festival Sónar+D[2] de Barcelone, l’artiste s’associe avec le peintre Albert Barqué-Duran pour proposer une réflexion sur l’origine de l’inspiration créative. Dans My Artificial Muse, l’œuvre nait d’un processus qui renverse le schéma traditionnel de création. Ici, le public a d’abord choisi la muse – l’Ophélie de John Everett Millais – parmi différentes icônes traditionnelles de l’Histoire de l’Art.  Réduite à quelques traits qui vectorisent sa position, la figure a ensuite été imposée au programme, qui en a fait une image complexe, en couleurs. Une fois l’œuvre algorithmique achevée, le peintre est finalement entré en scène, avec ses huiles. Son travail a finalisé le processus, comme l’aurait fait une imprimante : en reproduisant la création de la machine sur la toile, la boucle est bouclée, l’homme se retrouve, littéralement, instrumentalisé[3].

Langage et bidouillages

Une autre voie empruntée par les créateurs contemporains consiste à tenter de comprendre le langage des intelligences artificielles, ainsi qu’à questionner leurs implications sociales, les conséquences de leur logique dans nos vies. A l’Aca, dira Jérémy Fournié, je vais plutôt faire en sorte que les étudiants s’approprient la technologie. Ils démonteront des ordis, reviendront à la base, bidouilleront de petits programmes… C’est seulement comme ça qu’ils pourront apprendre à problématiser.

« Faire pour comprendre », c’est l’une des voies empruntées à Bruxelles, par Algolit[4], un projet de l’association Constant. Initié en 2012 par les deux artistes et auteures An Mertens et Catherine Lenoble, Algolit a l’ambition, à travers workshops, conférences, expositions, publications et rencontres, d’explorer le potentiel de la création littéraire en utilisant le code libre. Au-delà de la recherche, de la compréhension du code, Algolit veut réaliser une expérience poétique à partir des « recettes » algorithmiques mises en évidence. Lors des Rencontres Algolittéraires organisées en novembre dernier à La Maison du Livre de Bruxelles, Algolit a notamment proposé au public ses Explorations. Il s’agissait, étape par étape, de pouvoir observer ce qu’il se passe lorsqu’on travaille avec les réseaux de neurones : que représente le data de toute une bibliothèque en quantité de mots ? Quelles techniques sont utilisées pour transformer les mots en chiffres « lisibles » par la machine ? L’idée est d’apporter une conscientisation, mais de façon artistique. C’est le cas avec l’hovelbot[5], nommé d’après la modeste cachette d’où la créature de Frankenstein, dans le roman de Mary Shelley, épie les membres d’une famille et apprend leur langue. Lorsqu’on y connecte son smartphone, l’hovelbot d’Algolit détecte les url des grands consommateurs de data, Google par exemple, auxquels nos gsm envoient immanquablement et très régulièrement des données. Par la suite, l’hovelbot remplace les noms des personnages et des lieux du roman par les url trouvées et les IP des téléphones connectés. En résulte un texte hybride, entre langage humain et langue d’algorithme.

Un autre travail intéressant dans ce sens est celui du très prolifique Alexander Reben[6]. Reben est un plasticien et roboticien américain qui questionne en permanence l’humanité à travers le prisme de l’art et de la technologie, s’intéressant en particulier aux questions éthiques. En concevant ses BLABDROIDS, Reben s’attache à l’effet Eliza qui, en informatique, désigne la tendance qu’ont les Hommes à prêter aux machines des intentions et des comportements qui ne sont qu’humains, comme la gratitude, l’empathie…. Afin de vérifier ses hypothèses, Reben donne à ses robots capables de parler et de filmer, une grosse tête en carton, de grands yeux et un sourire, ce qui les fait instinctivement apparaître comme « mignons » au commun des mortels. Présentés comme des « robots capables de produire seuls du documentaire », ils sont lâchés dans différentes villes, où – d’une petite voix enfantine – ils posent aux passants des questions assez personnelles du type « si tu devais mourir demain, que regretterais-tu ? ». Comme escompté, l’effet Eliza   –  dont on peut imaginer les dangers en termes de manipulation de masse – se vérifie. Les passants interrogés se livrent à cœur ouvert, bien plus, sans doute, qu’ils ne l’auraient fait avec un interviewer humain.

Si l’on s’intéresse aujourd’hui tellement aux IA, ce n’est, toujours d’après Jérémy Fournié, que car les médias sont le miroir du modèle socio-économique dominant. Selon lui, les IA sont à la mode parce qu’elles plébiscitent un outil de contrôle extrêmement performant.

C’est justement à cette notion de contrôle que s’intéresse la jeune artiste Lauren McCarthy avec son projet « LAUREN. A human smart home intelligence ». Pour ce travail performatif, McCarthy se substitue à une intelligence artificielle et propose de fournir, en tant que personne humaine, tous les services que pourrait offrir une maison ultra-connectée. Une fois l’accord passé avec ses habitants, LAUREN commence par installer dans la maison qu’elle va « superviser » tout une série de capteurs, webcams et micros, grâce auxquels elle pourra, 24h/24 et 7j/7 observer ses « utilisateurs » dans leur quotidien afin d’anticiper leurs besoins. En feed-back, le site web de l’artiste propose différents témoignages vidéo. Si, a priori, tous les « utilisateurs » semblent accepter facilement de vivre épiés –  par exemple parce qu’en les dégageant d’un tas de responsabilités domestiques, LAUREN donne l’opportunité de se concentrer sur ce qui est vraiment important[7] – leurs univers domestiques où règne un ordre impeccable, cette apparente transparence de gens qui n’ont rien à cacher et le logo purement promotionnel GET-LAUREN.COM en fin de vidéo semblent révéler, comme par l’absurde, le questionnement de l’artiste : tandis que nous offrons – et de bon cœur ! – nos données personnelles en pâture aux IA, que reste-t-il, aujourd’hui, de nos vies privées ?

Avec humour et hacktivisme[8]

Une autre façon de se positionner face à la technologie, commente Fournié, c’est encore de la détourner de ce pourquoi elle est, de prime abord, inventée... Ainsi, de nombreux artistes vont travailler à contre-courant des potentiels délétères des Big Datas. C’est le cas de Josh Begley, un concepteur américain basé à New-York qui, en 2012, développe une application pour IPhone nommée Metadata+[9]. Le principe de l’app est d’envoyer sur nos portables une notification à chaque attaque de drone US au Pakistan, au Yemen ou en Somalie. Teintées d’humour macabre, les notifications de Begley seront jugées par Apple « crues et contestables », et son Metadata+ se verra refusé, accepté puis rejeté à nouveau, comptabilisant un total de 12 refus de la part de la pomme.

Autre exemple de détournement intéressant, « CV Dazzle » d’Adam Harvey propose de métamorphoser les visages de façon à ce qu’ils ne soient plus identifiables par les systèmes algorithmiques de reconnaissance faciale. Du nom d’un processus de camouflage qui, en 14-18, utilisait des dessins cubistes afin de dissimuler les dimensions des cuirassés, « CV Dazzle » brouille les schémas à l’œuvre dans la perception des visages, la symétrie par exemple, à l’aide de designs avant-gardistes de coiffure et de maquillage[10].

Depuis toujours le progrès effraie. Pourtant, ni bon ni mauvais, il est ce que l’on en fait. Dès lors, nous avons une responsabilité : celle de ne pas nous endormir, tout en gardant foi en l’homme et en son potentiel. Parce qu’il interroge son temps, parce qu’il est par définition créatif et parce qu’il n’est – logiquement – à la solde de personne, l’artiste est une sorte de baromètre de la capacité d’une génération à réagir aux pressions extérieures, à proposer de nouvelles formes de pensée. Le champ des possibles est aussi vaste que l’imagination. Et, définitivement : la peur n’est pas une option.

Laurence Baud’huin

 

[1] Fluxus est un mouvement d’Art contemporain né dans les années 1960, inspiré par les dadaïstes et par les travaux de John Cage, notamment.

[2] Sónar + D est un congrès international qui explore les implications de la créativité sur notre présent et imagine de nouveaux futurs. Depuis 2013, cette rencontre rassemble à Barcelone des artistes, des créateurs, des musiciens, des cinéastes, des designers, des penseurs, des scientifiques, des entrepreneurs et des hackers pour participer à un programme d’inspiration et de networking. https://sonarplusd.com/

[3] Le résultat de cette performance peut être découvert sur le site du Festival Sónar+D https://sonarplusd.com

[4] Tous les projets d’Algolit ainsi que le catalogue complet des Rencontres Algolittéraires sont à découvrir sur le site www.algolit.net

[5] « Hovel », en anglais, signifie taudis.

[6] Pour un aperçu des multiples projets de l’artiste : areben.com

[7] Traduction de l’un des témoignages recueillis sur le site https://get-lauren.com

[8] En informatique, l’hacktivisme, terme formé de l’association de « piratage » (hacking) et d’ »activisme », signifie « piratage motivé par des considérations politiques. » (Jordan, 2002).

[9] http://metadata.joshbegley.com/

[10] https://cvdazzle.com/