Créer pour voir, créer pour être vu

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La rédaction culturelle : qu’est-ce que c’est ?

Le terme de création désigne deux notions distinctes, bien que successives. D’abord, il s’agit de créer, c’est-à-dire de faire sortir quelque chose du néant, de mettre de l’ordre dans le chaos. On touche ici à l’acte métaphysique, à l’angoisse de seulement penser cette idée sous laquelle on conçoit que, par un simple acte de volonté, rien devient quelque chose[1]c’est la fameuse « page blanche ». Pour remplir celle-ci, on peut alors brandir Lavoisier et son célébrissime « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Cette loi de la chimie, transposée dans le domaine des arts, abolit judicieusement l’idée d’un processus magique, d’une illumination qu’on nommerait inspiration, pour lui préférer la notion de recherche. Créer, c’est d’abord rechercher, puis mettre de l’ordre dans ce qu’on a trouvé en donnant à nos découvertes une forme nouvelle.

A cette définition verbale de la création s’en oppose une autre, substantive : la création, c’est aussi l’objet qui résulte du processus. Un objet fini que l’on montre à voir. Le public se déplace pour la dernière création d’untel (qu’untel soit couturier, dramaturge, cinéaste ou plasticien) et c’est seulement alors que cette création apparait comme existante. Qu’importent les mois, les années de recherche préalable : ce n’est que lorsque l’œuvre est là, offerte à la critique et au public, qu’elle existe et par conséquent, que se met à exister son créateur. La reconnaissance de l’artiste passe par ce qu’il montre, est un effet de ce qu’il a montré. Ses moyens de subsistance et les moyens qu’il peut investir dans sa recherche dépendent de subventions octroyées en fonction de ses productions préalables. Pour exemple, on trouve sur la page de la Fédération Wallonie-Bruxelles dédiée à « L’aide au premier projet » dans le domaine de la danse, cette petite phrase non dénuée d’ironie : « L’initiateur du projet doit avoir présenté au moins une création publique dans un lieu culturel avant de déposer une demande d’aide au premier projet[2]

Créer, chercher sans (forcément) montrer.

Si l’on s’intéresse à la notion de recherche, un petit météore aussi beau qu’intelligent est sorti de presse en 2016. Il s’agit d’ « À la recherche »[3]. Cet ouvrage atypique écrit par le journaliste Laurent Ancion propose sous la double forme d’un dictionnaire et d’un recueil d’articles, une réflexion sur la recherche dans le domaine des Arts de la Scène à travers l’expérience d’un lieu unique en Belgique : L’L. Théâtre à l’origine, L’L ferme ses portes au public en 2008. Il devient alors « Lieu de recherche et d’accompagnement pour la jeune création » soit, comme l’écrit Laurent Ancion, un laboratoire sans représentations. Au fil de ses 240 pages, A la recherche va permettre au lecteur d’appréhender la philosophie qui sous-tend le projet de Michèle Braconnier et de son équipe. Ce faisant, le livre dépasse de beaucoup le simple portrait d’un lieu, aussi singulier soit-il : il est le témoin d’une aventure engagée qui se place en contradiction radicale de la logique néolibérale. A L’L, pas la moindre carotte pécuniaire au bout du bâton, mais une quête d’élargissement des horizons, d’ouverture du champ des possibles par la mise à disposition de temps et de moyens pour la rencontre, la confrontation des idées et le tâtonnement expérimental.

Chercher en montrant, et montrer que l’on cherche.

De tâtonnement, d’errance et de recherche est-il également question dans toute l’œuvre de la cinéaste Agnès Varda. Dans son dernier film, l’émouvant Visages Villages[4], la réalisatrice s’associe avec le street artist JR pour une balade à travers la France. Ensemble, ils papotent, se déplacent, rencontrent des gens. Ces gens leur parlent, leurs mots deviennent des images, des portraits, de grandes photos qu’ils encollent, générant d’autres rencontres… Interviewée par France Culture[5], Agnès Varda dira Le hasard a toujours été mon meilleur assistant, on est en attente, on est ouvert au hasard et le hasard apporte des choses. Pourtant, chez Varda, la finalité, le résultat, reste l’essentiel. Tout le film, de l’idée initiale au montage en passant par le tournage lui-même, est entièrement imaginé dans un dialogue avec ses futurs spectateurs. Je travaille toujours en pensant « Qu’est-ce que les jeunes femmes vont penser, qu’est-ce que les vieilles vont penser, qu’est-ce que les hommes qui travaillent et qui n’ont pas le temps d’aller au cinéma, s’ils voient ce film, vont penser… ». Elle ajoute : « On veut être compris, éventuellement aimés, et qu’il y ait des gens qui viennent voir le film… ».

En quête de visibilité

La visibilité, la perception que l’on a de soi, de son œuvre, et l’écho de celle-ci dans le monde, sont au cœur de l’étonnant roman de Siri Hustvedt, « Un monde flamboyant »[6]. Pour créer son personnage central, Harriet Burden, la romancière américaine s’inspire, entre autres, de la plasticienne Louise Bourgeois qui n’accéda à la célébrité qu’à septante ans passés. Comme Bourgeois, Harriet Burden ressent rage et colère face au sexisme et à l’universalité du masculin dans le monde de l’art, qu’elle nomme « aveuglement culturel ». Pour porter son œuvre sur le devant de la scène, Burden va utiliser des hommes, prête-noms et prête-corps. Mais de cette œuvre, elle va par conséquent se retrouver dépossédée… Dans une interview disponible sur le site d’Actes Sud[7], Siri Hustvedt dira « La question du nom est importante, c’est une manière de souligner combien l’identité humaine dépend d’une reconnaissance. Il ne s’agit ni de gloire, ni de célébrité, mais du besoin, pour chacun, d’être vu. »

Laurence Baud’huin – Octobre 2017

[1] J-J.Rousseau, Œuvres complètes avec des notes historiques, tome 2, « Lettre à M. De Beaumont », Paris, 1835
[2] Voir la section « Les aides aux projets » sur le site http://www.creationartistique.cfwb.be
[3] Laurent Ancion, A la recherche, dictionnaire encyclopédique et légèrement critique, L’expérience de L’L, CFC éditions, Bruxelles, 2016
[4] Visages Villages, un film d’Agnès Varda et JR, 2017
[5] France Culture, Les Masterclasses, Agnès Varda, 07/08/2017
[6] Siri Hustvedt, Un monde flamboyant, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2014
[7] https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature-etrangere/un-monde-flamboyant
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